L’Astrée, 20H30, en présence d’un des réalisateurs, Jacques Kebadian
“Il y a 50 ans, avec notre collectif ARC, nous avons tourné le soulèvement de mai et juin 1968.
À partir de ces images et de quelques autres empruntées à des cinéastes amis, nous avons imaginé ce film.”
(retrouver l’article de Jean-Louis Comolli, scénariste et réalisateur, critique aux Cahiers du cinéma de 1962 à 1978, publié dans MdV, lire plus bas)
Michel Andrieu et Jacques Kebadian nous plongent au cœur des évènements de Mai 68. A travers un film d’aujourd’hui, ils nous font revivre la colère des ouvriers, des étudiants et des jeunes opposés à la morale et au pouvoir en place. Les facultés et les usines sont occupées. Les barricades sont dressées. Les pavés sont lancés. La parole cède la place aux actes. C’est l’affrontement. Ce film unique témoigne du soulèvement d’hommes et de femmes qui, indignés jusque-là, marchent vers leur révolution.
La bande-annonce :
LES RÉVOLTÉS (flyer)
Mai 68 au miroir du cinéma
La principale faiblesse des films et documentaires grand public consacrés à Mai 68, c’est qu’ils privilégient la dimension générationnelle et étudiante des événements. A la trappe, le mouvement social et ses dix millions de grévistes! Bien que pressés et fauchés, d’autres films de l’époque lui donnent la parole et le font entendre. Avec une force inentamée par le temps.
Le cinéma tend aux événements de Mai 68 un miroir plutôt complice. Ce qui se passe alors dans les usines et les rues déborde largement ce qu’on en filme, et tous le savent, acteurs comme filmeurs. Mais parce qu’ils sont imparfaits, incomplets, souvent non surplombants en dépit de l’affichage des slogans, les films de Mai font aussi voir les limites du geste de montrer : on ne filme pas une lutte depuis l’Olympe. C’est comme si le cinéma renonçait aux toutes-puissances du spectacle et n’hésitait pas à avouer l’insuffisance des images et des sons.
C’est ainsi que ces films pressés et fauchés apportent le plus cinglant démenti aux tapageuses commémorations télévisées qui se donnent à chaque anniversaire de 68 pour «documentées» et «objectives». Celle par exemple réalisée en 2008 par Patrick Rotman ressasse à son tour la vieille rengaine : Mai 68 serait une «révolte générationnelle». A la trappe, les ouvriers, les dix millions de grévistes! Et même les mots de Mai sont chassés par les musiques d’époque (Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Bob Dylan). La question du son est souvent un marqueur politique. A l’insurrection et à la grève succède, quarante ans plus tard, une rage musicale qui en dit quelque chose, sans doute, mais sur une autre scène, celle du show. Nostalgie : c’était hier.
Hier? Le livre de Guy Debord, La Société du spectacle, paraît un an avant Mai 68, et pour nombre de ceux qui y ont pris part, l’événement fut en effet vécu comme non spectaculaire. De leur côté, les Etats généraux du cinéma réunis en assemblée générale se donnaient la tâche de repenser les structures du cinéma, mais aussi la règle de ne pas filmer ce qui se passait partout. Il nous semblait que filmer ces moments, c’était ne pas les vivre. Ce mot d’ordre paradoxal : cinéastes, ne filmez pas!, se trouva tout de même inobservé ici et là. C’est une chance. Si faible que puisse être le geste cinématographique face à la puissance de l’événement, se présentait un rendez-vous à ne pas manquer, et il ne le fut pas. On apprend beaucoup de choses dans ces films. Sur Mai, bien sûr. Et sur le cinéma aussi, sa place et son rôle dans et avec le mouvement de masse : exactement ce que les Etats généraux voulaient questionner en s’abstenant de filmer.
Un sentiment d’urgence aura donc été filmé. Les barricades du Quartier latin disaient la faille qui s’ouvrait dans la temporalité ordinaire du régime gaulliste. Il y avait cette précipitation, et en même temps son contraire : un certain figement des perspectives, comme un arrêt sur image, la surprise d’un temps suspendu au cœur de la bataille. Le cinéma était des deux côtés. Les films de Mai se reconnaissent à cette accélération — images et sons sauvés d’un présent qui bascule — tout autant qu’à ce ralenti : on prenait le temps d’écouter, le temps d’attendre que la parole aille et vienne entre les corps confrontés.
Le temps? Il est tout à son aise dans le bref film (dix minutes) de Fernand Moskowitz, Avec les cheminots du dépôt SNCF de Paris-Sud-Ouest. On y est convié tout simplement à un dialogue entre étudiants et cheminots. D’égal à égal. Dans une langue précise et belle, revenante des jours anciens, d’avant la télévision. Est-ce ainsi que l’on parlait en Mai? Comme dans les films d’Eustache, dans les tracts de Vaneigem? Mais oui. Cette irréelle équation étudiants-cheminots en dit plus long que tous les montages d’archives. Comment s’organiser sans perdre l’élan de la rencontre, sans se bloquer dans un cadre? Comment faire tourner les cadres, justement : «changer de permanent tous les deux ans»? Et l’étudiant d’ajouter : «Nos idées se rejoignent, il fallait qu’on vous contacte pour vous en faire part.» La durée des plans, la douceur des raccords, la patience des paroles disent elles aussi que le cinéma est bien ce qui fait part, au double sens de rendre compte de la partie et d’y prendre part.
Deux des films tournés en Mai par l’Atelier de recherche cinématographique (ARC, Michel Andrieu et Jacques Kébadian), CA 13, comité d’action du 13e et Le Droit à la parole, font part, eux aussi, de la naissance d’une nouvelle solidarité entre cinéma et lutte populaire. Jusqu’en 1960 (Chronique d’un été, Jean Rouch et Edgar Morin), le cinéma dit «documentaire» ne pouvait filmer les corps parlants de manière synchrone. Sons d’un côté, images de l’autre. Avec la mise au point des caméras 16 mm synchrones, il devient possible de filmer hors des studios, sans comédiens professionnels, sans dialogues, sans scénario, comme le voulait Dziga Vertov. Il s’agit bien d’une démocratisation de la machine cinéma. Filmer tout un chacun dans les rues, les ateliers, les écoles, et enregistrer en même temps cette parole subjective, cela s’appelle filmer le peuple là où il est, dans son autoreprésentation.
Mai 68 au cinéma signifie cette rencontre — impossible en 1936. Ainsi petits-bourgeois et étudiants du 13e arrondissement de Paris vont-ils discuter de la grève avec les conducteurs de la RATP. La liaison est difficile : c’est ce que dit la fréquence des panoramiques qui à la fois relient les deux groupes et soulignent l’écart qui les sépare. C’est donc le son qui circule entre les groupes, et l’on jouit de tendre l’oreille aux mots non encore usés de la parole ouvrière.
Le panoramique et le plan-séquence sont bien les deux formes majeures du cinéma de Mai. Le film emblème de ce cinéma est un plan-séquence d’une bobine (dix minutes) : La Reprise du travail aux usines Wonder, de Pierre Bonneau et Jacques Willemont. Pourquoi? Jouant la règle des trois unités du théâtre classique, le plan-séquence déroule une action prise dans un seul espace-temps (fût-il en mouvement). C’est qu’il s’agit de réunir dans un cadre et une durée ceux qui s’opposent : ennemis, soit, mais d’accord pour partager le plan. Et quand, comme ici, syndicalistes et patrons plaident pour la reprise, le retour dans l’atelier, et s’apprêtent donc à quitter le fameux plan-séquence, l’ouvrière révoltée crie «non!», et son refus farouche fait éclater la facticité de l’accord en même temps qu’il révèle l’unité impossible du plan-séquence, devenu surface de clivage et de souffrance. Oui, les formes cinématographiques peuvent être productrices de sens.
Ensemble? C’est tout l’enjeu de Citroën-Nanterre (Edouard Hayem), qui déplie le conflit des deux grands principes de la lutte ouvrière : division/unité. Pour beaucoup d’ouvriers de Citroën, c’est leur première grève, c’est aussi leur premier film. Et c’est bien la première fois au cinéma qu’on entend dans un film des ouvriers qui ne sont pas de fiction (ni de carton) développer un discours sur la «vanité des revendications», le médiocre usage fait de la «liberté syndicale arrachée par la lutte», le piège des temporisations («le syndicat est pris dans le système…»). Ces porteurs de parole révolutionnaire savent évidemment qu’ils sont filmés. Qu’un film reste, quand les mémoires passent. Que le cinéma est la porte de l’histoire.
A Flins, chez Renault, se rejoue le conflit de Nanterre — entre auto-organisation et discipline syndicale, réforme et révolution. Oser lutter, oser vaincre, de Jean-Pierre Thorn, porte trace de ce qui aura été le grand débat de Mai, comités d’action et comités de grève d’un côté, syndicats et partis de l’autre. Il se trouve que cette question du partage entre liberté (ou spontanéité) et encadrement est l’une de celles que travaille, dans sa pratique même, le geste cinématographique. Les tournages de mai-juin ont un caractère d’improvisation, les plans sont sauvages comme les faits qui les sus-citent. Dès lors, comment monter? Comment recadrer? Ce qui a été saisi au vol chez Renault, le montage bute à le reprendre en main pour lui donner sens, direction et même continuité. En désespoir de cause, ce sont les cartons qui indiquent la marche (forcée) à suivre, à coups de slogans maoïstes.
A la distance qui sépare la grève et l’encadrement de la grève fait écho la distance qui sépare les tournages des montages. C’est le motif même de Classe de lutte, du groupe Medvedkine (ouvriers de Sochaux et Besançon formés à la réalisation par un groupe de cinéastes et techniciens, dont Chris Marker). Le pari n’est plus ici d’opposer les deux pôles antagonistes, c’est de les articuler — ne serait-ce que dans un film. Rejouées, répétées, les images et les paroles de la grève de Mai 68 à Yema — où pour la première fois (encore une) Suzanne, l’ouvrière révoltée, trouve la force de monter sur un mur, de prendre la parole devant tous, de défier le patron —, ces images deviennent la scène primitive de la naissance d’une militante.
Le film est fragmenté comme la naissance difficile d’un sujet dans une lutte. Ou comme une histoire d’amour, brisée et recollée. Car la mosaïque de la passion militante est ici portée par une femme — l’une des mille et une femmes de Mai. Suzanne incarne la lutte. Pour la première fois (encore) dans ce qui va devenir le cinéma militant, les mots d’ordre sont de chair. Militer, c’est être vivante, séduisante, effrontée, érotisée. La lutte est joyeuse.
Quelques années plus tard, 1974, le groupe Cinélutte relance la donne. La jeune Arlette (Laguiller) — nouvelle Suzanne? Si surprenant que cela puisse paraître, L’Autre Façon d’être une banque est une comédie musicale en temps de grève (au Crédit lyonnais). On y chante beaucoup, paroles improvisées, joyeuses et de ce fait subversives. Plus qu’en 68, le cinéma est à son aise : lutter est une expérience de liberté au même titre que peut l’être filmer. Et dans Un simple exemple, chronique de l’occupation de l’imprimerie Darboy que les ouvriers en grève finissent par faire tourner à leur compte, l’équipe de réalisation est intégrée à l’action des grévistes, il y a un effet de miroir entre autogestion (l’usine tourne) et autoproduction (le film).
Mais, comme il n’a pas été possible de conserver synchrone le son enregistré pendant la grève, la parole ouvrière est toute montée en off. Ce qui produit un puissant effet de mise à distance. Le présent est devenu passé. C’est ce que nous dit Un simple exemple : le cinéma vient pour maintenir ce qui de l’utopie est condamné à disparaître dans l’après de la lutte. Darboy redevient une entreprise capitaliste, le film de l’utopie reste.
Il serait absurde de «comparer» les films de Mai, fragiles et pauvres, aux films sur Mai, nécessairement reconstitués, fictions moins risquées et moins pauvres. Or ce n’est pas la même chose de reconstituer un moment de l’histoire qui précède l’apparition du cinéma et un moment, plus récent, déjà contemporain du cinéma. Ce n’est pas la même chose parce que nous avons de l’histoire telle qu’elle est vécue des images et des sons dont on ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas. Le ton des voix, la douceur des gestes, les corps et les mots ne sont pas facilement imitables : ils ont été filmés et reviennent hanter toute reconstitution.
On peut donc comparer non les films, mais la manière dont les acteurs de Mai parlent dans les films de Mai et celle dont parlent les comédiens dans les films sur Mai. Les Innocents, de Bernardo Bertolucci (2003), ne dit des luttes de Mai que ce qu’une sotte jeunesse, caricaturée comme bourgeoise, peut en ânonner (les ouvriers ont, là encore, disparu du tableau). C’est la dimension de la croyance politique qui est ratée dans ce film, cette croyance qui faisait la vérité de Mai.
Sans doute Les Amants réguliers (Philippe Garrel, 2005) ne se pose- t-il pas comme un film sur Mai. Les spectres de Mai le hantent pourtant, jusque dans ses noirs bitumineux et ses grâces de mise en scène. Tout est fascination dans ce film sauf, hélas, les paroles portées par les deux comédiens. De pauvres slogans, proférés sans y croire, filmés sans y croire, éclairés sans y croire. Le cinéma est là, non la croyance. Cela revient à raturer ce moment où, en Mai, lutte politique et cinéma se sont croisés et relancés. Dans leur maladresse même, les films de Mai nous rappellent que le cinéma dépérit d’être coupé de l’effervescence des émotions politiques.
Jean-Louis Comolli
Grand merci à Sergio Palumbo (cinéma Astrée) pour ses photos, Patrice (cinéma Astrée, aussi) a prévu une programmation du film dans cette semaine, vous aurez donc droit à une séance de rattrapage pour voir le film :